Damné

Il existe dans ce monde des hommes aux destins grandioses, aux aventures magiques et aux échecs tragiques. Seuls contre l'adversité, ils luttent sans relâche, bravant les pires périls. Certains disparaissent dans la nature une fois leur mission accomplie, d'autres n'atteignent jamais leurs buts et meurent dans la folie et les derniers errent sans fin, condamnés. Si nous n'avons pas conscience de leur existence et des impacts qu'ils ont sur nos vies, c'est parce que trop souvent ils évoluent dans l'ombre de personnages dit plus "importants" : des riches, des puissants, des gourous, des charmeurs et des beaux-parleurs. Cependant, il m'a été donné la chance de rencontrer un de ces hommes.

La première fois que je l'ai vu, j'ai senti qu'il était différent. Son visage était figé dans une attitude d'éternelle tristesse. Ses yeux verts, où avaient brillés autrefois la lumière du bonheur, étaient désormais ternes, sans vie. Il avait de grosses mains endurcies par des années de labeur et une constitution d'ogre, mais je devinai qu'il l'avait obtenu par la force, et non de sa propre volonté. Toutefois, il y eu quelque chose qui attira mon attention : cet homme était jeune de corps, mais pas du reste.

Il me fallut du temps pour gagner sa confiance. Il était très méfiant et très solitaire. Il parlait aussi très peu et marchait la tête baissée, comme s'il était constamment en réflexion. Jamais je ne le vis faire ce que ceux de son âge (près de vingt-cinq ans) aimaient : sortir entre amis (en avait-il?), boire une bière et aller au cinéma. Il passait ses journées sur lui-même, écrivant parfois des pages entières dans des langues que je n'avais jamais vu. Il lisait aussi beaucoup et couvrait ses livres de notes, ratifiiant parfois des paragraphes pour les réécrire, comme s'il savait où les historiens se trompaient.

Avec le temps, il commença à étaler devant moi sa grande connaissance. Peu à peu, il s'ouvrait. Il savait tellement de choses que je sus qu'il n'était pas dans la vingtaine. Il parlait des dizaines de langues sans aucun accent avec une fluidité que seuls les plus expérimentés pouvaient atteindre. Il connaissait l'histoire du dernier millénaire sur le bout des ses doigts, savait avec une immense précision les plus grandes théories mathématiques et scientifiques, avait lu tous les philosophes et était capable de débattre des plus grands artistes.

Comment un homme aussi jeune pouvait-il savoir tout cela? Lorsque je lui posai la question, il baissa la tête.
- Tu es un homme fiable et honnête, mon ami. Le temps est venu pour toi d'entendre mon histoire.
Il me tendit un petit médaillon doré. En l'ouvrant, une délicieuse oduer de fleurs me monta aux narines. Un petit anneau de fabrication tout simple entouré par une mèche de cheveux blonds brillait dans le compartiment.
- Comme beaucoup d'histoires, la mienne commence par une femme, Marguerite Dupuits. Elle fut ma femme, il y a de cela bien longtemps, quand je n'était encore qu'un jeune homme naïf, mais vigoureux et mordant dans la vie à pleines dents.
Même si je ne compris pas tout à fait, je m'abstins de tout commentaire.
- Je ne suis pas un héros, ni un exemple à suivre. J'ai erré pendant de nombreuses décennies avec une seul idée en tête, un but qui était la seule lumière dans le tunnel de ténèbres qui m'entourait. J'ai vibré par l'amour et l'amour fut ma damnation. Pour Marguerite, je me suis maudit des centaines de fois, jouant avec le mal sur le gouffre de la folie. Pour elle, j'ai bravé des périples plus mortels les uns que les autres, j'ai tué des hommes au coeur pur et au coeur corrompu... et j'ai erré.

Ne comprenant plus ce qu'il me disait, je l'arrêtai, lui expliquant ma confusion. Il hocha de la tête et recommença son histoire.
- Je ne suis pas un héros, mais une abomination. Je suis le côté sombre de l'amour, le côté maniaque, le côté fou. Mon histoire ne commence pas il y a une vingtaine d'années, comme ma misérable carcasse pourrait le paisser penser. Elle commence il y a plus de neuf cents ans, en 1127. C'est à cette date que je fus damné.

Et c'est ainsi que commença l'histoire de Mathieu Laforêt, sur cette note sinistre. Damné... Damné... Damné...